Le CAPC de Bordeaux accueille jusqu’en mai sa nouvelle exposition intitulée « Barbe à Papa ». Dans l’immense nef du musée bordelais, une atmosphère de fête foraine nous balade entre l’étrange, voire l’inquiétant, et le très familier.
L’an dernier, le CAPC, le musée d’art contemporain de Bordeaux, nous avait emmené dans l’univers intrigant d’un café-théâtre disparu de la ville, « Le Club du Poisson-Lune ». Sous l’impulsion du commissaire Cédric Fauq, le musée avait imaginé ce qu’avait pu être ce club dont il ne reste plus aucune trace. L’exposition nous emmenait à la découverte d’une histoire, celle de ce lieu presque déserté par ses visiteurs, où seule la présence des oeuvres d’art était une trace de vie.
En cet automne, l’essai est transformé et même agrandi : avec sa nouvelle expo, intitulée « Barbe à Papa », le CAPC va encore plus loin dans la création d’une atmosphère, d’une histoire à raconter ou à imaginer. Cette fois, l’exposition occupe toute la nef et la mezzanine du musée, soit un espace considérable. Et rien que ceci est une réussite : avec cette exposition, j’ai retrouvé l’esprit des grandes expositions collectives que j’ai aimées à Bordeaux quand j’y ai vécu, il y a une dizaine d’années.
J’avais aimé l’esprit foutraque de « Less is less, more is more, that’s all », une exposition où le kitsch et le mauvais goût avaient toute leur place, j’avais été épaté par les structures architecturales de l’expo « INSIDERS » conçue pendant la biennale depuis disparue Evento, j’avais été captivé par l’atmosphère fin d’époque de « Dystopia », pour laquelle les vitres du lieu avaient été couvertes d’un filtre rouge. Dix ans plus tard, j’ai été saisi par la fête foraine intrigante que nous propose Cédric Fauq.
« Welcome »
Dès l’entre de l’exposition, un oeil nous regarde, à travers une porte (c’est la « Door to cockaigne » de Julien Ceccaldi). Pour accéder à la nef, il faudra passer par une sorte d’antichambre dans laquelle, au son d’un camion de glaces, vous passerez sous un portail qui dit « Welcome » (mais le visiteur est-il vraiment le bienvenu ici ?), vous croiserez Clifford le chien rouge, des panneaux publicitaires trop petits, ou une gargouille cracheuse de popcorn.
Sous la nef du CAPC, les œuvres présentées sont réparties en cinq thématiques, dispatchées dans tout l’espace – des pictogrammes permettent de savoir à quelle thématique cela correspond : Festin, Gravity, Lanternes, Carrousel et « 1893 » (année de l’inauguration de la première Grande roue mécanique, à Chicago). Mais malgré cette thématisation, on n’a pas l’impression de se balader dans une exposition mais bel et bien dans une fête foraine… abandonnée ou dévastée par une catastrophe.
Un regard bienveillant et inquiétant sur la fête foraine
A la manière du « Dismaland » qu’avait imaginé Banksy en 2015 dans une station balnéaire britannique, « Barbe à Papa » s’empare des codes de la fête foraine que l’on connait bien pour mieux les détourner. Et que les Bordelais connaissent encore mieux : deux fois par an, en mars et en octobre, à quelques rues du CAPC, la Foire aux Plaisirs déploie ses attractions, ses sons, ses odeurs. Mais là où « Dismaland » saccageait notre enfance pour souligner le cynisme de l’industrie du divertissement, « Barbe a papa » a un regard plus subtil sur la fête foraine, tantôt bienveillant, tantôt inquiétant.
Il est difficile de citer telle ou telle oeuvre en particulier tant l’expo se visite comme un tout, un grand décor. Mais parmi les travaux marquants, on peut citer le manège dysfonctionnel de Bertille Bak, qui va soit trop vite, soit trop lentement ; les montagnes russes de Jesse Darling qui semblent neutralisées par la gravité ; les chupa chups de Thomas Liu le Lann éclatées au sol (ce n’est pas une expression, elles sont vraiment retournées sur le sol) et le lutin enfermé dans une machine à peluches, du même artiste. Au fond, une scène semble attendre des participants, comme le mentionne l’immense enseigne « Casting ! » qui surplombe cette estrade, sous le regard d’une Kim Kardashian enfermée dans un cadre trop petit. Mais là encore, personne. On nous ramène aussi bien au XIXe siècle et à ses monstres de foire qu’au futur, avec des créatures hybrides pas vraiment identifiables.
Un récit laissé à notre imagination
Qu’est-il arrivé à cette fête ? Le temps s’est-il suspendu ? Pas sûr, car les manèges continuent parfois à fonctionner. Et la musique, elle, reste là : de temps à autre, un orgue de barbarie se met à jouer tout seul, entre deux « ad lib » qui résonnent, venus d’une installation d’Arash Nassiri trônant en haut de la nef. On entend, là une comptine, ici une ambiance de voix pitchées, déformées, un peu plus loin un piano bastringue. Alors, est-ce qu’une catastrophe est passée par là ? Est-ce que le lieu a été déserté par ses occupants, et nous n’en sommes que les archéologues ? L’histoire ne nous est pas clairement racontée, cette partie-là du récit est laissé à notre imagination.
Au moment où Paris fait entrer l’art contemporain dans la fête foraine (avec la « Foire foraine d’art contemporain » au 104), Bordeaux fait l’inverse, en pliant les archétypes de la fête foraine pour les déformer légèrement, suffisamment légèrement pour qu’à notre prochaine visite d’une fête de ce type, on réfléchisse à ce que serait ce lieu sans ses visiteurs ni ses forains. Y a-t-il plus familier, et en même temps plus inquiétant qu’une fête foraine laissée à l’abandon ? Vous n’irez plus jamais au manège de la même façon.