La nouvelle exposition de l’Espace fondation EDF, à Paris, est consacrée à la question du voyage dans un monde qui a changé. Elle présente nos voyages de masse à la manière de vanités, parfois poussées à l’absurde, en regard d’un monde qui semble réclamer qu’on l’explore respectueusement.
Dans la vie, rien n’est tout noir ou tout blanc. Sauf la scénographie de l’exposition présentée depuis le 20 mai à l’Espace Fondation EDF, et jusqu’à fin janvier 2023 : dans un espace remodelé pour l’occasion, les visiteurs pénètrent dans un espace habillé de noir au rez-de-chaussée, qui les conduit vers un étage au blanc immaculé.
Dans ce parcours de l’ombre vers la lumière, l’exposition co-imaginée par un sociologue (Rodolphe Christin) et par les équipes du MAC VAL de Vitry-sur-Seine (Alexia Fabre, avec Julien Blanpied et Florence Cosson), nous pose une vaste question, qui donne à l’expo son titre : « Faut-il voyager pour être heureux ? ». Une expo qui réunit un peu plus de 25 artistes, avec beaucoup de photo et d’art vidéo, pour tourner autour de cette question en cinq thèmes.
Le tourisme sous un angle sombre
Pour cette exposition, l’espace Fondation EDF a revu son parcours et plonge les visiteurs dans le noir pour le début de l’expo. Paradoxal, quand on sait que cette première partie va parler de nous, et de quelque chose qui, en général, n’est pas associé à une humeur sombre : le voyage, le tourisme. « Une mobilité infinie dans un monde fini est-elle possible ? » nous demande-t-on en préambule de ce premier acte – chaque question posée dans l’expo trouve des pistes de réponse grâce à des vidéos d’entretiens avec des sociologues et des spécialistes du tourisme.
Et on aperçoit alors deux pièces : une installation de l’artiste Ange Leccia, qui présente un monde imaginaire où nous aurions à disposition une multitude de planètes Terre – spoiler alert, ce n’est pas le cas – et une sculpture d’Emily Jacir, nommée « Embrace », qui prend la forme d’un tapis roulant de convoyeur à bagages qui fait une boucle. Chaque fois qu’un visiteur s’en approche, elle commence à tourner, en vain. Comme si toute forme de voyage était devenue impossible – pour l’artiste, Palestinienne installée à New-York, la signification de cette impossibilité de voyager, de rentrer dans son pays, est encore plus forte.
Un paradis trompeur
De part et d’autre de ces deux installations, dans une deuxième partie nommée « Rendre le monde fréquentable », on trouve des vidéos qui transforment le voyage en petit enfer sur Terre : dans un montage de vidéos glanées sur le web, Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin montrent à quel point l’aéroport, et tout ce qui précède le décollage est source de stress, d’inconfort, et même de violence.
De l’autre côté, dans la vidéo « Paradisus », Mali Arun, lauréate du Grand Prix du Salon de Montrouge en 2018, présente un paysage paradisiaque qui se trouve petit à petit terni par la présence humaine et ses infrastructures. Au fond de la salle, une vidéo de l’artiste Mark Wallinger montre les portes de l’arrivée à l’aéroport de Londres, au ralenti, sur fond de musique sacrée. La vidéo prend tout son sens quand on apprend que l’artiste était terrifié par les voyages en avion, et qu’il s’est un jour rendu compte que ce n’était pas l’avion, mais l’aéroport, qui lui faisait peur.
Étrange et familier
De ces deux premières parties, je suis ressorti avec un sentiment que je n’avais pas eu depuis longtemps dans une exposition, celui d’être immergé dans un univers, cohérent et sensoriel, suffisamment familier pour nous toucher, suffisamment étrange pour nous faire réfléchir.
Tout ce qui vient après est porté par ce début très puissant : dans une troisième partie, dédiée aux « plaisirs de la mobilité facile », on détourne le tourisme de masse, on s’amuse avec, avec un rire parfois jaune, en regardant les photos de touristes sursaturées de couleurs de Martin Parr, ou le petit jeu du duo Maxime Marion et Émilie Brout – dont on avait déjà parlé dans Bulle d’Art – qui s’est amusé à « photobomber » des selfies d’anonymes dans des lieux touristiques et à partir ensuite à la recherche de ces photos sur les réseaux sociaux.
Ascension
L’ascension du rez-de-chaussée au premier étage de l’exposition se présente comme une ascension de l’être humain, du voyageur, vers un voyageur éveillé, conscient que tous les voyages ne sont pas du tourisme – une partie, courte mais percutante, est consacrée aux migrations, aux réfugiés climatiques – et capable de voyager en respectant la nature. De façon très formelle, même, en en épousant les contours – une très belle série de photos de Barbara et Michael Leisgen, où l’on voit l’artiste en osmose avec le paysage.
Osmose que pousse au maximum le performeur Abraham Poincheval, l’homme qui s’enferme dans des cailloux ou des ours : lui se construit une chambre noire roulante pour mieux prendre en photo la nature… et vivre dedans. Cette ascension, elle prend forme sous la forme d’une oeuvre olfactive qui invite à respirer des odeurs du monde entier, en grimpant une petite marche vers un nuage composé de milliers de testeurs de parfumerie. Son nom : « Ascension ».
Des cartes postales pour la banlieue
Tout au long au parcours, on apprécie autant de regarder les oeuvres présentées que de prendre le temps de réfléchir sur ce qu’elles nous disent – en étant un tantinet aidé par les petites vidéos des spécialistes. Et c’est ce judicieux cocktail, cet équilibre, qui fait de cette exposition une véritable réussite.
Une dernière chose : avant de quitter l’expo, prenez le temps de vous attarder sur les cartes postales à disposition juste à côté de l’accueil. C’est une autre oeuvre d’art de Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, déjà cités plus haut. Une série de cartes postales évoquant des paysages familiers et sur lesquels on perçoit pourtant un regard différent. Et pour cause : les deux artistes ont essayé d’imaginer une série de cartes postales pour des lieux qui n’ont rien de touristique, des zones résidentielles ou commerciales de la banlieue parisienne, à quelques kilomètres de la Tour Eiffel et en même temps si loin. Et si au fond, le voyage qui rend heureux, c’était aussi celui au coin de la rue ?